Llewelyn Powys

La foi poétique

Quoi de plus extravagant que les diverses notions religieuses que nous nous sommes mises dans la tête ? Chacune d’entre elles peut être écartée. Elles sont d’une fausseté absolue : ce sont des chimères, des illusions, des rêves. Les véritables mouvements secrets et infatigables de la matière n’ont rien à voir avec elles. Les ajustements cosmiques de l’espace se réalisent parfaitement, bien loin de l’esprit humain et sans rapport avec lui. La danse indifférente de notre système solaire se poursuivrait de la même façon si aucun mammifère ne se dressait sur deux jambes pour l’observer de ses yeux vitreux. Que nul homme vivant ne foule les champs prodigues de notre terre, et la neige continuera tout de même à tomber avec son ravissant vacillement incertain ; le feu rouge continuera de brûler, et l’eau de reprendre sa forme.

Pour comprendre le rythme véritable de la vie, si beau et si inflexible, il faut nous convaincre du caractère accidentel et insignifiant de la présence de notre espèce au sein de ce pâturage astral aux froides énergies. L’esprit constitue le sommet où culminent tous nos sens. Il ne pourrait exister sans eux. Tout comme un grand coquelicot dans un jardin ouvre ses glorieux pétales écarlates et tachés de noir au soleil de juin, quand vient notre heure, nous répondons au fait merveilleux de l’existence en déployant notre conscience frémissante, puis nous fanons aussi vite. Mais nous ne pouvons ni ne voulons nous en satisfaire. Notre esprit anxieux s’irrite du mystère et nous tâchons de subordonner à notre propre avantage, par des moyens piteux, un Absolu lointain et impartial. Nos religions, nos systèmes métaphysiques sont tous des projections de nos incertitudes, de nos souhaits instinctifs les plus profonds. Il nous est impossible d’examiner objectivement notre situation dans toute sa délicatesse, et c’est pour cette raison que des fantaisies comme la religion chrétienne prospèrent.

Hier, j’ai rendu visite à la femme d’un fermier d’Owermoigne, et tandis que je regardais par la fenêtre de son salon la rue du village, les conditions de la vie me sont apparues de façon tout à fait claire. Là, dans le cimetière de l’église, reposait mon vieil ami Tom Baxter, qui jamais plus ne pourrait prendre un lapin au collet, ni repérer sur un sentier au pied d’une colline des crottes de blaireaux pareilles à des mûres. Non loin de lui était profondément enterré le corps du jeune homme qui s’était suicidé par balle l’automne dernier, en pressant la détente de son fusil avec une branche de sureau fourchue ; et près de son coin de terre se trouvait la pierre tombale d’une fille morte depuis soixante ans, qui s’était noyée dans la baie de Ringstead alors qu’elle rentrait de Weymouth en ramant, avec sa robe de mariée à la proue de sa barque. Par la fenêtre du salon, j’ai vu un homme couper l’herbe haute au pied de la haie du village et un faneur rentrer ses chevaux. En observant leurs préoccupations, leur absorption complète dans les activités d’un jour ordinaire, j’ai entendu le son long et profond de la vague de néant qui apporte l’oubli à tout ce qui vit.

C’est une erreur de croire que les religions apparaissent afin d’apporter un champ plus large à la moindre forme de conscience contemplative. Il n’en est pas ainsi. Elles existent afin qu’hommes et femmes puissent vaquer à leurs affaires ordinaires sans se laisser distraire par les mystères fascinants qui entourent leurs têtes et reposent, tel un dangereux radium, sous le cuir confortable de leurs chaussures. Les religions apportent un refuge où ne plus penser, et c’est pour cette raison précise qu’elles ont toujours été nocives au bonheur humain. Au fond du cœur de chaque homme et de chaque femme se niche un soupçon quant à leur fausseté, et c’est pourquoi on a toujours défendu les religions avec une intolérance aussi féroce. Le manque d’assurance nourrit la colère. C’est dans le doute qu’on devient émotif.

« J’ai appelé mon fils hors d’Égypte. » Nous sommes si follement épris de l’héritage des mystifications égyptiennes, telles que les représente le Christianisme aujourd’hui, que beaucoup d’entre nous peinent à concevoir l’absence de vérité dans la moindre religion s’appuyant sur le surnaturel. Pareilles religions ne sont que des ouï-dire barbares, des rumeurs de rumeurs qui nous ont été transmises depuis les temps les plus reculés – depuis l’époque de l’homme de Neandertal, peut-être, lorsque son fameux bourrelet sus-orbitaire se plissait avec une agitation inquiète en raison de bruits inexpliqués qu’il entendait, de rêves qu’il avait, et de l’obscure crainte qu’un mort se remît à déambuler parmi les ombres de la forêt. Les hommes de l’Antiquité avaient raison : c’est la peur qui donne avant tout naissance à la religion. C’est la peur qui a donné un pouvoir aussi pernicieux aux prêtres. Il semblerait que le message du soleil soit trop fort pour nous s’il ne nous parvient pas à travers le voile d’un temple occulte et prospère.

Et pourtant, qu’il est palpitant et spectaculaire d’envisager la vie sur terre selon ses termes les plus bas, de reconnaître les subterfuges intellectuels et spirituels de notre race pour ce qu’ils sont, rien d’autre que des subterfuges. Nous voici face à une histoire incroyable sur laquelle méditer : un récit plein d’exultation, et béni pourtant par la tendresse déchirante des larmes humaines : un récit où surgit la passion d’un jeune garde-chasse, qui par amour presse la détente d’un fusil avec une branche de sureau fourchue coupée dans une haie de l’enclos paroissial.

Le christianisme nous enseigne à mépriser la vie. Quoiqu’en disent ses adhérents, les doctrines centrales les plus anciennes de cette foi morbide participent toutes à une tentative adroite pour dénigrer le monde visible que nous connaissons.

Ne prêtons pas l’oreille à de tels discours. Chaque heure qui passe les réfute. Que l’on marche sur le rivage, que l’on observe les lueurs des rochers mouillés par l’écume et l’éclat froid des salicornes vertes contre le blanc de la craie. Jamais plus on ne rouvrira les yeux sur une vision égale à celle-ci. Que l’on s’allonge sur le ventre parmi les hautes collines ; que l’on écoute le vent murmurer par-dessus nos os. Jamais plus on n’entendra un souffle aussi plaintif, jamais plus on ne verra de beauté aussi fragile et abondante que celle des gouttes de rosée sur des fleurs radieuses, à moitié cachées par l’herbe des talus. Le royaume des fées dont nous rêvons existe bel et bien sur cette terre. Ici se trouve notre chemin dans les fougères ; là, notre cercle de pierres enchantées.

Quand on songe à nos églises modernes, avec leur pieuse odeur, leurs décorations pointilleuses, les mascarades de leurs prêtres – les prêtres d’une religion inventée, constamment apeurés par les paroles honnêtes prononcées par des cœurs sincères, il est impossible de ne pas avoir honte. Ces nouveaux autels ne sont même pas à l’air libre. Ils se cachent ; ce sont des autels de faux-semblants.

Oh, sortons sous le ciel traversé de nuages ; allons entendre le son de la mer libre ; faisons debout des prières sans dieu devant la flore estivale qui pousse près des ruisseaux. Envolons-nous ; évadons-nous de façon à ne plus entendre des marmonnements aussi louches et ignominieux. Cette névrose est étrangère à la vie. Il y a là quelque chose qui ne va pas. Si je puis employer un mot déplaisant prisé par ceux qui ont « le cœur pur », je dirai que c’est « malsain ». C’est la plainte d’un peuple à l’esprit brisé. Ce sont les gémissements mielleux que poussent des chiens apprivoisés en présence de la main qui les bat. Il n’y a aucune bonne raison pour que les hommes s’agenouillent et s’adonnent à la vénération dans ces sombres lieux de nécromancie, à l’écart de la lumière du soleil. Sont-ce les os pourrissants situés si près des allées qui les y attirent ? Est-ce la présence de cette fichue terreur qui a toujours poussé les hommes à chercher leur salut hors de la nature ? Nous avons cherché au fil des générations un sentiment de sécurité dans l’éternité nous permettant de poursuivre nos activités quotidiennes sans crainte. Depuis le jour où l’homme a appris à cultiver les champs, à domestiquer les animaux, à tisser, à s’employer aux arts céramiques, il a vu son désir de possession se renforcer de plus en plus. C’est devenu l’objectif le plus important dans la vie, et là réside la cause principale de notre malheur. Aujourd’hui plus que jamais, le véritable but de la vie court le risque d’être oublié.

Le véritable but de la vie est le bonheur individuel. C’est un état qui ne dépend d’aucun accessoire extérieur. De bons gouvernements, au lieu de consacrer leur énergie à des motifs de pompe impériale, devraient s’occuper d’organiser leurs communautés pour que chaque individu puisse déployer autant que possible les ressources de sa nature, telles qu’elles lui ont été révélées par ses sens. C’est l’avarice, c’est la gourmandise – c’est cette démangeaison de la possession qui nous condamne. Oh, mais comme notre palais est émoussé, lorsque nous goûtons le vin de la vie ! Tremper nos mains dans la mer salée ne représente rien à nos yeux ; cela n’est rien pour nous de parcourir une heure avant l’aube la courbe des collines. À ces moments d’extase contemplative fugaces et imprévisibles qui ne reviennent jamais, nous n’accordons plus aucun prix.

Et pour empirer les choses, ceux qui détiennent l’autorité, des gens qui pour la plupart sont trop mesquins pour s’occuper de tout ce qui est sans rapport avec les choses matérielles, sont parvenus avec l’aide de leurs complices les prêtres à injecter dans notre conscience le soupçon qu’un bonheur simple obtenu par l’assouvissement des sens est mal. C’est la source même de la vie qui se trouve ainsi souillée. C’est parce que les jouissances corporelles ont été dégradées de la sorte que les émotions sexuelles fleurissant avec beauté et fraîcheur dans le cœur des jeunes garçons et des jeunes filles, telles les pousses de fronde émergeant parmi les fougères d’un bois, sont forcées de chercher leur piteuse expression dans le refuge de la pornographie.

Les impératifs éthiques ont tous été conçus par l’homme : cela ne devrait être un secret pour personne. Ce sont des méthodes humaines qui cherchent de façon hésitante à organiser convenablement les groupes et les assemblées humaines. Leurs racines ne sont pas dans la nature. Tout ce que l’on devrait demander à chacun, c’est de reconnaître qu’avoir des sens implique d’avoir des droits ; présupposition tâtonnante qui s’est trouvée renforcée par la nécessité de réfréner la férocité de l’individu dans l’intérêt de la horde. Ce savoir est dans les têtes et dans les cœurs, et la conduite de chaque esprit bien formé, aussi profane que puisse être son détachement, est régulée autant que le permet sa nature par cette croyance acceptée que le bonheur ne peut être obtenu au prix du malheur des autres. Nous croyons que le seul péché est celui de cruauté. Et pourtant, même contre la cruauté il n’existe dans l’univers aucune loi arbitraire et absolue comme les Dieux pourraient en prononcer. Nulle pitié n’existe parmi les nuages, et si nous faisons des concessions à cette grâcieuse discipline, nous ne pouvons pas le justifier davantage qu’en employant des termes aussi vagues que le goût, la sensibilité et l’amour. Tout esprit vivant est cerné par l’indifférence froide et impassible de la nature. Il est puéril de vouloir se persuader du contraire. Le motif d’un acte généreux est purement fortuit. Vouloir empêcher de quelque manière que ce soit l’apparition d’une attitude si rare et irrationnelle serait porter atteinte à la plus secrète destinée de notre espèce. Nous pouvons défier avec audace ou tromper malicieusement les conventions de notre monde, mais torturer volontairement un homme, une bête, un oiseau, un poisson – même un insecte –, c’est véritablement blasphémer contre l’illusion vitale de notre espèce.

Comment se fait-il que dans les circonstances modernes, la majorité des hommes et des femmes soient si malheureux ? Il suffit de marcher dans n’importe quel centre industriel : comme les visages qu’on y voit sont blêmes et maussades ! Ces gens sont comme des mules grincheuses au garrot irrité. On leur donne des pierres au lieu de pain. Ils ont appris des autorités que le but de la vie réside dans une activité utilitaire pénible, ayant pour seule haute récompense la demi-satisfaction d’un instinct d’acquisition. Mais malgré leur ignorance de ce qui se produit autour d’eux, ils se rebellent dans leur nature même et leur front creusé porte la trace de leur protestation.

Les conditions du bonheur d’un homme ne sont limitées que par les sens. Son amour pour une autre personne n’existe que dans le flot précipité de son sang et dans le frémissement de son nombril. Aucune possession du monde objectif, au-delà de la nourriture, de la boisson et des vêtements, n’est essentielle à sa propre extase vitale et spirituelle lorsque l'occasion se manifeste. Les sens, les sens, les sens ! Accrochons-nous aux sens. Eux-seuls ne nous trahiront pas. Les impressions prodigues et négligentes qu’ils transmettent constituent le plus proche contact avec une réalité absolue que nous connaîtrons jamais. Et c’est par les sens que nous nous initions au plus profond de tous les secrets : celui qui reconnaît dans une vision poétique de la vie la plus haute récompense que puisse recevoir un esprit intellectuel passionné.

Pour chacun d’entre nous, c’est la simple poésie des instants que nous vivons, avec leurs joies et leurs peines, qui comptera le plus en dernier lieu. C’est par une allégeance ardente envers l’élan de la vie, et grâce à des moments secrets de bonheur intensifié, comme lorsque seul à l’étage au crépuscule, on s’arrête pour regarder les rideaux d’une chambre aller et venir dans la brise estivale du jardin, qu’on peut ressentir pleinement de la gratitude pour avoir ne fût-ce que le droit de respirer sur ces rivages de lumière. Plus nous surmontons notre apathie congénitale, notre tendance pataude à considérer le profond mystère de l’existence comme allant de soi, plus nous nous rapprochons du but de l’existence.

Non seulement notre vision poétique devrait irradier chaque moment épars de notre propre quotidien, en traitant la moindre feuille, le moindre brin d’herbe comme le symbole d’un mystère total ; non seulement nous devrions entourer ceux que nous aimons d’une concentration religieuse, en comptant, pour ainsi dire, les miraculeux battements de leur cœur et en chérissant, comme on le ferait d’un basilic dans un pot de fleur*, les morceaux de terre qu’ils ont foulés de leurs pas ; mais nous devrions aussi nous habituer à contempler la totalité du long drame historique de la terre de cette façon : les conflagrations cataclysmiques qui ont engendré notre système solaire ; le mouvement inexpliqué de la vie ; le triomphe de l’homme et de ses inclinaisons mystiques dans un univers sans dieu ; l’illusion pathétique, ironique et tragique du christianisme, dont l’appel émouvant a été rapidement subverti par les brusques exhortations de la nature en tyrannies ecclésiastiques arbitraires et intéressées.

L’ultime justification de la vie sur la terre, dans l’air et dans l’eau se trouvera toujours dans le simple bonheur primitif que procure le ressenti immédiat de l’existence. C’est précisément ce ressenti qui n’est pas apprécié comme il se doit, à notre époque moderne et dépravée. Nous avons oublié comment répondre à la poésie de la vie. La façade vide et clinquante d’un mode d’existence façonné par des gens triviaux et bruyants s’élève entre nous et notre richesse la plus profonde. Nous prêtons à peine attention au murmure de la terre, au son de la mer qui se brise contre la solidité du rivage, au son du vent passant au-dessus du maïs, au son de la pluie sur un toit, au son du feu qui brûle. La vue de la lame d’une charrue ne réveille aucune mémoire collective au sein de nos cœurs ; un banc de poissons filant à travers l’eau claire n’est guère exceptionnel à nos yeux. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’un rayon de soleil touche le poignet d’une jeune fille ; rien de remarquable à voir le clair de lune sur la peau de sa main, tandis qu’elle rassemble autour d’elle les pans de sa robe dans la rosée. Pourtant, la substance même du bonheur, la délicate couche de givre du bonheur, n’est faite de rien de plus stable qu’une conscience intensifiée de telles choses. La réalité d’un pareil bonheur, la réalité de cette conscience amplifiée descend sur notre esprit comme une pluie fine, comme la lumière tombant à travers les feuilles veinées d’une forêt enchanteresse ; et c’est dans sa présence que nos pauvres âmes perdues, demeurées fidèles malgré les trahisons solitaires, touchent un instant durant les ailes, fugaces comme celles du passereau, de l’éternel.

*Probable allusion au poème de John Keats, Isabella, or the Pot of Basil, où une jeune femme conserve la tête de son fiancé, assassiné par ses frères, dans la terre d’un pot de basilic.

Tiré de Damnable Opinions (1935) - traduction de Matthieu Gouet

Collines de Chaldon Downs et pierre mémorielle de Llewelyn Powys, comté de Dorset, Angleterre (photos M. Gouet)