Sonnets d’après John Keats

par Matthieu Gouet

Solitude

Solitude, s’il faut qu’avec toi je demeure,
Que ce ne soit parmi la masse noircissante
D’édifices confus : escaladons la pente,
Mirador naturel d’où la vallée en fleur

Et son flot de cristal ne semblent qu’un empan ;
Je prendrai ta vigie sous le toit des rameaux,
Où l’abeille sauvage enfouie dans un grelot
Surgit quand l’effarouche un leste bond de faon.

Mais si j’aime songer à un pareil tableau,
Les propos d’un esprit ingénu, dont les mots
Soient de pures visions tirées de sa pensée,

Raviraient mieux mon âme : et cela doit former
Pour deux êtres humains la plus haute des joies
Lorsque leurs âmes sœurs se réfugient en toi.

Quand me saisit la peur

Quand me saisit la peur de cesser d’exister
Avant d’avoir cueilli mes pensées par foisons,
Avant que maints feuillets d’encre sèche empâtés
Tel un grenier rempli n’abritent ma moisson ;

Quand je contemple dans les astres amassés
Les signes nébuleux d’un haut essor lyrique,
M’imaginant mourir avant d’avoir tracé
Leurs traits, mes doigts guidés par la fortune orphique ;

Et sachant bien qu’hélas ! éphémère beauté,
L’heure viendra pour moi de ne plus te revoir
Ni demeurer captif du féerique pouvoir

D’un amour impulsif ; alors, tout hébété,
Au bord de l’univers, seul, je gamberge tant
Que la gloire et l’amour vont se perdre au néant.

Avant de relire Le Roi Lear

Ô Chant aux notes d’or et cordes d’alcyon !
Sirène au beau plumage ! Ô Reine du lointain !
Laisse ta mélodie : ferme, en ce froid matin,
Tous tes feuillets d’antan, et tais le moindre son.

Adieu ! car à nouveau, le conflit terrien
Entre la damnation et la fervente argile
Va m’embraser : je dois me soumettre, docile,
Au parfum doux-amer de ce fruit shakespearien.

Poète ultime ! Et vous, nuages de cette Île,
D’où vient notre divin, profond thème éternel,
Lorsque dans la chênaie j’emmènerai mon âme,

N'allez donc point la perdre en un rêve stérile —
Mais quand je reviendrai consumé par les flammes,
Pour l’envol d’un phénix renouvelez ses ailes.

Bright Star

Que n’ai-je la constance, astre, de ta lueur —
Non pour veiller de l’œil éternel de l’ascète
Perché seul dans le ciel de nuit et de splendeur,
Patient, infatigable, épiant de sa retraite

Les eaux dont le reflux comme un geste sacré
Purifie les mortels rivages de la terre,
Ou baissant le regard vers la couche nacrée
De neige recouvrant les monts et les bruyères...

Non, mais toujours constant, immuable, couché
Sur le sein florissant de ma douce maîtresse,
Plongé dans un éveil à jamais prolongé

Pour sentir à jamais se gonfler sa tendresse
Et sans cesse écouter le souffle de son corps ;
Là, vivre ainsi toujours… ou sombrer dans la mort.

Illustrations : 1. Joseph Severn 2. Odilon Redon 3. Gustave Doré 4. Joseph Severn