Thomas Wolfe

Lettres choisies

À Aline Bernstein

Bruxelles, mercredi 22 septembre 1926

Ma chérie,

J'ai pris du retard dans ma correspondance depuis que je suis à Bruxelles. Je t'ai tout de même envoyé plusieurs câbles et je t'écrirai davantage quand je serai de nouveau en Angleterre. Voilà maintenant dix jours que je suis dans cette ville très gaie, et cela fait environ une semaine que je n'ai pas parlé ma propre langue ou discuté avec quelqu'un de mon pays. Mes échanges avec les gens sont presque tous impersonnels – des achats, des paiements, et cela depuis un mois. Ce n'est pas trop mal, sauf la nuit. Je me sens alors assez seul.

J'ai beaucoup écrit – mon livre s'allonge énormément et je ne peux pas le terminer aussi vite que je le croyais. Il n'y a qu'aujourd'hui que je n'ai rien fait – je suis en train de dîner (il est 8 heures) au moment où je rédige cette lettre. J'essaierai de rattraper ma journée de travail ce soir.

J'ai pris un jour de repos et suis allé à Waterloo en bus – ma première excursion depuis que je suis ici. Nous n'étions que sept ou huit dans le bus : deux ou trois anglais, deux ou trois français, et puis ton vieil ami James Joyce. Il était accompagné d'une femme d'environ quarante ans (mais qui n'avait pas l'air aussi jeune que toi, ma chérie) ainsi que d'un jeune homme et d'une fille. Je l'ai reconnu quand nous sommes descendus à Waterloo – j'avais vu son portrait un ou deux jours plus tôt, dans les annonces de publications d'un éditeur français. Il portait un bandeau sur un œil. Il était habillé d'une façon très simple, miteuse, même. Nous sommes entrés dans un petit café là où le bus s'est arrêté, pour regarder les souvenirs de la bataille et acheter des cartes postales ; puis nous avons emprunté ce qui fut autrefois le « chemin creux » pour rejoindre un immense bâtiment circulaire aux murs recouverts d'un panorama de la bataille. Ensuite nous avons gravi les quelques centaines de marches de la grande butte de terre avec le lion qui surplombe le champ. Le jeune homme qui portait des lunettes à écaille et un manteau léger, du genre sportif, avait vraiment l'air d'un étudiant américain ; il s'est mis à me parler pendant que nous montions les marches et je lui ai demandé s’il connaissait l’homme au cache-œil. Il m’a répondu que oui, que c’était Joyce. J’ai brièvement fait remarquer que j'avais vu son portrait et lu son livre ; après ça le jeune homme m'a rejoint chaque fois qu’on s’arrêtait quelque part. En rebroussant chemin vers le café, je lui ai demandé si la vue de Joyce s'était améliorée. Il m'a répondu que Joyce travaillait à un nouveau livre mais qu'il était impossible de dire quand il serait terminé. Nous sommes retournés au café – ils se sont assis à une table pour prendre le thé : le jeune homme semblait sur le point de m'inviter à les joindre, alors je me suis dépêché de m'asseoir à une autre table et de commander deux bières. Ils se parlaient tous en français – le jeune homme leur a tout raconté, après quoi ils m’ont jeté des coups d’œil furtifs de temps à autre – le grand homme lui-même me lançant à l'occasion un regard rusé de son bon œil. Ils ont tous écrit sur des cartes postales en prenant leur thé. En remontant dans le bus, le jeune homme s'est incliné vers moi de façon quelque peu grandiloquente – je le comprends, ça m’aurait fait plaisir aussi. J’en déduis que ces gens étaient la famille de Joyce – il est dans la quarantaine, assez âgé pour avoir un fils et une fille comme ceux qui l'accompagnaient. La femme avait la même apparence que mille autres bourgeoises françaises – un parler assez vulgaire, sans retenue ; un air pas très intelligent. Le jeune homme parlait bien anglais, mais avec un accent étranger. Ça faisait bizarre de ne pas entendre Joyce, l’un des dieux du moment, parler un seul mot de la langue qui a fait sa célébrité. La fille était assez jolie – je l’ai prise au début pour une petite américaine délurée.

Joyce était très simple, très sympathique. Il marchait à côté du vieux guide et écoutait sa harangue prononcée dans un anglais bancal avec un intérêt manifeste, tout en lui posant des questions. Nous sommes rentrés à Bruxelles en passant par une magnifique forêt qui s’étendait sur plusieurs kilomètres – Joyce était à l'avant, auprès du chauffeur, et lui demandait beaucoup de choses. J’étais installé tout seul à l'arrière de l'énorme bus ; la femme était assise devant moi, la fille devant elle, et le jeune homme de l’autre côté. Drôle d’arrangement, hein ?

Sur le chemin du retour Joyce était un peu théâtral, avec son pardessus poétiquement jeté sur ses épaules. Mais son apparence m’a plu ; pas extraordinaire au premier coup d’œil, mais de plus en plus appréciable. Il avait le visage très coloré, légèrement concave ; une bouche fine, pas délicate mais pleine d’humour. Il a le nez large, droit et puissant – plus rouge que son visage criblé de quelques boutons et cicatrices.

Quand nous sommes arrivés à Bruxelles et que nous sommes descendus devant la gare routière, le jeune homme et les deux femmes se sont rassemblés tandis que Joyce est entré dans la station. Le jeune homme me regardait, et moi je débordais de bière... J'ai foncé dans le coin le plus proche qui se trouvait sous un monument : ils sont bien plus convenables ici qu'à Paris.

La situation était trop bonne pour que je la gâche, de toute façon : l’idée de me retrouver à Waterloo en même temps que Joyce, à bord d’un bus touristique, m’a paru follement comique. J’ai passé tout le trajet du retour par la forêt à faire des bruits idiots dans ma gorge et à chantonner sur ma banquette arrière.

On aurait pu s'attendre à les voir jouer les personnages importants en apprenant qu’on les avait reconnus, mais ils se sont comportés comme des gens normaux lors d’une visite guidée.

Je me rends à Anvers demain, à Bruges le lendemain et à Londres dimanche ou lundi. J’ai envoyé aujourd'hui un télégramme à l'American Express pour leur demander de garder mon courrier. J’espère en trouver de ta part quand je passerai le prendre. Tes lettres m’apportent vie et espoir. Ma propre vie est en ce moment d’une austérité et d’un isolement total. Je mange bien, ici ; les restaurants sont excellents. Mais je n'ai eu personne avec qui m'asseoir à table ou autre part, hormis un petit commerçant anglais que j'ai rencontré sur le bateau en venant. C'était un drôle de petit bonhomme innocemment vicieux, qui m’a conduit à une table dans un musical-hall des plus respectables en m'adressant des clins d’œil sournois ; on a bu de l'orangeade et le petit homme a regardé les filles sans cesser de me faire des clins d’œil, entrecoupés de fous rires silencieux.

On ne trouve rien d'autre à boire que du vin ou de la bière à Bruxelles, à moins d'acheter des bouteilles d'alcool fort dans les magasins. Je bois surtout de la bière ; dans certains endroits on sert du champagne frappé à douze cents la coupe.

La nuit dernière, aux alentours de minuit, je suis sorti marcher après avoir travaillé dans ma chambre. Une femme m'a abordé et a essayé de m'amadouer. C'était une grande prostituée blonde et costaude. Je lui ai donné de quoi se payer une bière et l'ai éconduite. Quelques minutes plus tard, j'ai entendu un boucan terrible de l'autre côté de la rue. Des hordes de prostituées accouraient comme par magie, ravies d'assister à une rixe. La dame à qui j'avais parlé venait de tailler au rasoir un lambeau considérable de chair dans le cou d'un monsieur et malmenait désormais un petit homme sur le trottoir. Il y avait en même temps plusieurs petites échauffourées entre les putains et leurs macs. Finalement quelqu'un a crié « Police ! » et la bande s'est dispersée dans quatre allées différentes. La police a débarqué et a magnifiquement arrêté le type qui venait de se faire taillader.

Tu me demandes si je peux encore imaginer New York avec toi. Je te répondrai honnêtement que je ne peux pas imaginer New York sans toi. Et je dis ça en sachant très bien que tu auras peut-être laissé ta vie dériver ailleurs avant mon retour, ou que ton « attente » risque de s'amoindrir d'ici là, seulement – quelqu'un que je ne connais pas, par pitié ! Je t'aime et t'honore ; tu es meilleure et plus noble que moi – mais je sais que même les meilleures personnes ont en elles cette chose faite de granit, à la lippe grise, qui réside en moi sans pourtant faire partie de moi, et qui, faible comme je suis, se lève et s'avance lentement en moi durant mes instants de terreur et de désolation.

Je retourne en Angleterre pour essayer de finir le livre – c'est quelque chose de bien plus vaste que ce que j'avais imaginé, mais qui gagne chaque jour en clarté et en structure. Cette lettre est idiote. La totalité de mon énergie et la plus grande part de mes sentiments pour toi, je les ai mis dans le livre.

J'irai peut-être à Oxford le mois prochain. D'ici là, j’essaierai de récupérer l'appartement que j’occupais à Londres. J'ai lu dans les journaux qu'il y a eu une tempête terrible en Floride : cela signifie que mes proches ont perdu de l’argent – ce qui les aidera peut-être – mais je prie Dieu pour qu’aucune personne de ma connaissance n'ait perdu la vie.

Les preuves de ton affection sont ce que je possède de plus précieux ; en me les remémorant, j'oublie qu'au moment de ton départ tu n'avais pas un jour ni un bateau de retard, que toutes les vieilles cachotteries demeurent et qu’à l’instant même où j'écris cette lettre, tu revis entourée d'une flamboyante jeunesse et dessines des décors pour la pièce de Barrie, tout en les dénigrant dans tes lettres, mais en te courbant tout de même devant la célébrité comme tu l’as fait devant le type à Paris, lors de cette nuit écœurante – tandis que moi, le jeune homme non publié, j'écoutais, assis, en m'étouffant avec ma nourriture... Je sais aussi qu’ayant entendu tes amis me rabaisser, tu t’es scindée en deux personnes en proclamant ta foi en moi (non – ce n'est pas vrai) mais peu importe : c'est fini, tout cela. Je sais que je ne créerai jamais rien qui en vaille la peine – ce livre est une grande nécessité, mais si tu peux t’habituer à nouveau à moi après la Grande Renonciation, tandis que de mon côté j'essaierai de vivre en homme sans prétentions, tu verras que mon cœur se trouve là où il s’est toujours trouvé.

Au revoir – que Dieu te bénisse, ma chère.

Tom

P.S. Je suis fatigué après Joyce et Waterloo. Excuse une lettre idiote. Je viens de songer que j'aurai probablement 26 ans quand tu recevras cette lettre. Quand j'en avais 23 des centaines de gens pensaient que je ne ferais rien. Aujourd'hui, personne ne pense que je ferai quelque chose – pas même moi. Je n'y accorde vraiment aucune importance. Et ne dis pas « Moi, si ». Assez de flatteries.

À Francis Scott Fitzgerald

Oteen, Caroline du Nord, 26 juillet 1937

Cher Scott,

Je ne sais pas où tu vis, mais qu’on me pende si je veux bien croire qu’on puisse habiter un endroit qui s’appelle « Le Jardin d’Allah », ce qui est le nom que donnait l’adresse de ton enveloppe. J’envoie ceci à la vieille adresse que nous connaissons bien¹.

La loquacité inattendue de ta lettre m’a frappé en pleine face. Cela m’a étonné que tu m’écrives mais je ne peux pas dire honnêtement que j’en ai été ravi. Le bouquet que tu m’as envoyé avait un doux parfum de roses mais dissimulait bien plusieurs pointes acerbes. Je ne t’en veux pas. Ma carapace s’est pas mal endurcie il y a de ça des années ; on m’a parfois accusé comme beaucoup d’autres de « mal prendre la critique », mais si je n’ai jamais fait partie de ces gars qui éclatent d’un rire franc et enchanté et approuvent avec enthousiasme quand on leur dit que ce qu’ils écrivent est infâme, je pense avoir encaissé autant de remarques de toutes sortes qu’un Américain de mon âge ait pu recevoir. Je n’ai pas toujours souri et murmuré « Comme c’est juste » d’un ton aimable, mais j’ai écouté toutes les critiques, j’ai essayé d’en tirer profit quand je le pouvais et cela m’a peut-être aidé un peu. Je ne pense certainement pas m’être montré entêté à ce niveau-là. Je n’ai pas non plus tout accueilli avec un mépris arrogant, car au cas où tu ne le saurais pas, le manque de confiance en ce que je fais est justement l’un de mes péchés.

Je ne suis donc pas en colère contre toi ou ce que tu as pu dire dans la lettre. Et s’il y a une vérité dans ce que tu dis – la moindre vérité me concernant – tu peux être sûr que je la dénicherai probablement. Seulement, il ne me semble pas y avoir grand-chose de vrai dans ce que tu dis. Tu parles du « procès » que tu me fais, et franchement je ne trouve pas le dossier très rempli. [...] Je ne sais pas où tu veux en venir ni ce que tu attends ou espères que je fasse. Peut-être est-ce là de l’entêtement de ma part, mais ce n’est pas de la colère. Je me trompe peut-être, mais tout ce que je comprends, c’est que tu penses que je serais un bon écrivain si j’étais un écrivain entièrement différent de celui que je suis.

C’est peut-être vrai, mais je ne vois pas ce que je peux y faire, et je ne crois pas que tu puisses me le montrer. Et je ne vois pas ce que Flaubert et Zola ont à voir là-dedans, ni ce que j’ai à voir avec eux. Je me demande si tu penses réellement qu’ils ont un rapport avec la question, ou si c’est juste quelque chose que tu as entendu à l’université ou lu quelque part. Ce genre de critique à la « ou bien-ou bien » me paraît dénué de sens. Ça a l’air sérieux et imposant, mais ce n’est que du vent. Quelle logique veut que si l’on écrive un livre qui ne soit pas comme Madame Bovary, il sera forcément comme du Zola ? Je suis peut-être bête mais je ne saisis pas. Tu dis que Madame Bovary devient éternelle tandis que Zola est déjà décrépit. C’est peut-être juste – mais dans ce cas, ne serait-ce pas parce que Madame Bovary est un grand livre tandis que ceux de Zola ne le sont pas ? Ne serait-ce pas également exact de dire que Don Quichotte et Pickwick et Tristram Shandy « deviennent éternels » tandis que M. Galsworthy est déjà décrépit ? Je pense qu’une telle affirmation est juste et qu’il ne reste pas grand-chose de ton argument, si ? Car il se base uniquement sur une méthode, une façon de faire au lieu d’une autre. As-tu jamais remarqué comme la plupart du temps, il s’avère qu’un homme ne fait que rationaliser sa propre façon de faire, et voit dans la manière dont il est forcé de faire les choses, par la nature ou par son talent, la seule méthode inévitable pour tout faire – une sorte de forme artistique classique et éternelle, envoyée par Apollon depuis l’Olympe et sans laquelle il n’y a rien ? Mais tu as ta façon de faire et j’ai la mienne : il y a énormément de façons différentes, mais tu te trompes en pensant qu’il y a « une façon ».

Je suppose que je suis d’accord avec ce que tu dis concernant le « roman d’incidents choisis » – si tant est que ça veuille dire quelque chose, car tout roman est évidemment un roman d’incidents choisis. Il n’y a pas de romans d’incidents non choisis. On ne pourrait pas écrire à propos de l’intérieur d’une cabine téléphonique sans faire une sélection. On pourrait remplir un roman de mille pages avec une description d’une seule pièce ; il n’empêche que les incidents seraient sélectionnés. Et j’ai mentionné Don Quichotte et Pickwick et Les Frères Karamazov et Tristram Shandy, par contraste avec Le Singe blanc et La Cuillère d’argent, comme des exemples de livres devenus « immortels » et qui débordent et bouillonnent. N’oublie pas que si Madame Bovary est pour toi un grand livre, Tristram Shandy en est indubitablement un, et qu’il l’est pour des raisons tout à fait différentes. C’est un grand livre parce qu’il déborde et bouillonne – parce qu’il y a un aspect non-choisi dans sa sélection. Tu dis que le grand écrivain, tel Flaubert, omet consciemment les choses que Bill ou Joe mettraient tout de suite. Eh bien, n’oublie pas, Scott, que le grand écrivain n’est pas seulement un « ometteur » mais un « metteur », et que Shakespeare, Cervantès et Dostoïevski étaient de grands metteurs – de plus grands metteurs qu’ometteurs, à vrai dire – et qu’on se souviendra d’eux pour ce qu’ils ont mis, j’ose l’avancer, tant qu’on se souviendra de monsieur Flaubert pour ce qu’il a omis.

Quant au reste de ta lettre parlant de cultiver un alter ego et de devenir un artiste plus conscient, que ce soit dans le charme ou le chagrin, dans l’exubérance ou dans le cynisme, et du fait que rien n’est mis en relief parce que tout est dans la même tonalité émotionnelle – ce genre de choses, c’est bon pour les grands esprits qui font les critiques littéraires d’aujourd’hui – les Fadiman et les De Voto – mais pas pour toi. Car tu es un artiste, et c’est l’artiste qui détient la seule véritable intelligence critique. Toi-même tu as travaillé, tu as sué du sang, tu sais ce que c’est que d’essayer d’écrire des mots vivants, de créer une chose vivante. Alors ne me sers pas toutes ces âneries sur l’exubérance, ou sur le besoin d’être un artiste conscient ou de mettre les choses en relief émotionnellement. Laisse les Fadiman et les De Voto parler comme ça, mais pas Scott Fitzgerald. Tu es plus malin que ça et tu en sais trop pour ça. Les avortons qui ne savent rien peuvent bien s’imaginer un type comme un grand rustre « exubérant » de deux mètres de haut sorti tout droit de la nature, qui arrache des dents un demi-paquet de chique, vide la moitié d’une bouteille de liqueur de maïs au fond de sa gorge, s’essuie la bouche du revers d’une patte velue, saute trois fois en l’air et claque quatre fois des talons avant de retomber et beugle : « Yiiiipee, les gars, j’suis un sacré nom de Dieu de salopard de Buncombe County ! Dégagez le passage, j’arrive ! » avant d’empiler trois cent mille mots sur une feuille blanche, de coller une couverture dessus et de dire : « Voilà mon livre ! »

Eh bien, Scott, les gars qui écrivent des critiques à New York se figurent peut-être que ça se passe comme ça, mais l’homme qui a écrit Tendre est la nuit connaît la vérité. Tu sais que ni toi, ni moi, ni aucune personne ayant écrit une ligne digne d’être lue n’a jamais fait comme ça. Alors épargne-moi tes sottises, jeune homme. Et ne crois pas que je sois en colère. Mais les sottises me fatiguent – je les accepte de la part d’un idiot ou d’un critique, mais pas d’un ami qui est bien mieux informé. Je veux être un meilleur artiste. Je veux un artiste plus sélectif. Je veux un artiste plus mesuré. Je veux utiliser le talent que j’ai, contrôler les forces que j’ai et rediriger cette énergie de façon plus pure, plus certaine et à meilleur escient. Mais épargne-moi tes Flaubert, tes Bovary, tes Zola et tes exubérances. Laisse ça aux colporteurs qui en font leur métier et fais-moi profiter, je te prie, de ta grande intelligence et de tes hautes facultés créatrices, que j’admire sincèrement et profondément.

Je vais dans les bois pendant encore deux ou trois ans. Je vais essayer d’accomplir le meilleur ouvrage et le plus important que j’ai jamais produit. Je vais devoir le faire seul. Je vais devoir perdre le peu de réputation que j’ai gagné, et entendre, connaître et endurer à nouveau en silence tous les doutes, les médisances, les ridicules et les bilans posthumes qu’on prononce avec tant d’empressement avant même qu’un auteur soit mort. Je sais ce que ça représente, et toi aussi. Nous sommes tous deux passés par là. Nous savons que c’est la pure et simple fichue vérité.

Eh bien, j’y suis passé une fois et je pense pouvoir le refaire. Je crois que j’en sais un peu plus qu’avant, en tout cas je sais à quoi m’attendre et je vais tâcher de ne pas me laisser abattre. C’est pourquoi, cette fois, je chercherai chez certains de mes amis de la compréhension intelligente. Je n’ai pas honte de dire que j’en aurai besoin. Tu affirmes dans ta lettre être mon fidèle ami. Je t’assure que cela fait du bien de l’entendre. Vas-y sans prendre de gants si tu penses que c’est nécessaire. Mais ne joue pas les De Voto avec moi, car je ne marcherai pas.

Je suis ici pour l’été, dans un chalet de campagne, et je m’y plais. Et puis j’écris. Je ne sais pas combien de temps tu vas rester à Hollywood ou si tu as du travail là-bas, mais j’espère te voir d’ici peu et que tout va bien pour toi. Je continue de penser comme je l’ai toujours fait qu’il y a dans Tendre est la nuit les meilleures choses que tu aies écrites. Et je suis sûr que tu feras encore mieux à l’avenir. En tout cas, je te souhaite comme toujours la santé et le succès dans ton travail. Écris-moi de temps en temps. L’adresse est Oteen, Caroline du Nord, à quelques kilomètres d’Asheville. Ham Basso, comme tu le sais, n’est pas très loin d’ici, dans la forêt de Pisgah. Il va bientôt venir me voir et nous partirons peut-être ensemble rendre visite à Sherwood Anderson. Voilà tout pour le moment – tu le vois, pas très sélectif, comme d’habitude.

À bientôt, Scott, et bonne chance.

Tom

(Traduction : Matthieu Gouet)

L’histoire d’un roman de Thomas Wolfe

est disponible aux éditions Sillage.